Babel Med Music est le rendez-vous annuel et mondial des adeptes de musiques du monde. Connu et reconnu, on se rend à ce festival de trois jours, chaque année, à l’aveuglette. Le BabelMed c’est l’occasion unique de découvrir des artistes qui sont bien trop peu souvent programmés dans l’hexagone. Mais c’est aussi une valeur sûre, la programmation est toujours de qualité et les styles musicaux sont si variés que quiconque peut y trouver son compte.

Mais le BabelMed c’est aussi un rendez-vous professionnel pour les acteurs des musiques du monde. Chacun peut tenir un stand et parler de ses artistes ou de ses activités. Des conférences et des showcases sont proposés aux visiteurs et aux participants.

Cette année ExtendedPlayer a fait le choix de faire un focus sur l’Homme Paille, artiste martiniquais de renommée, proposant du Dancehall pour « Faire danser et faire penser » comme il le dit si bien !

Après de brèves présentations avec l’artiste et sur un fond sonore rehaussé par les balances d’autres artistes, l’interview commence… 

Extended Player : Pouvez-vous choisir 3 mots pour vous définir ?

L’Homme Paille : Irrévérence, anti-immobilisme et Martiniquais.

Irrévérence, parce que je pars du principe que quand on a la chance d’avoir un public qui écoute, ce qui est a priori mon cas, je ne peux pas utiliser cette audience pour servir mon intérêt propre. La véritable difficulté avec l’anti-immobilisme c’est qu’en gros cela cautionne la médiocrité. Si la médiocrité devient l’étalon maître, les générations d’après n’auront aucune chance de faire mieux.

Et, l’irrévérence, c’est parce que quelque part j’ai un vrai plaisir à expliquer par A + B pourquoi je suis énervé de certaines choses qui se passent en Martinique, mais qui font écho à ce qui se passe en France hexagonale.

 

Quand on est DJ et qu’on fait cette musique-là, on a l’image d’être un peu un « teu-bé » qui fume de l’herbe et qui gueule sur son micro. Cela a été l’impression que je donnais et cela sera sûrement encore comme ça. Mais, en ce moment, j’aime assez faire changer les gens d’avis sur ce postulat-là. J’essaie aussi de les amener à se poser la question de pourquoi on écrit, pourquoi le texte. Dans beaucoup de genres musicaux, le concert est axé sur la musique, alors que pour nous c’est le texte qui est servi par la musique. La musique n’est pas secondaire, mais elle vient au service du texte. Par exemple, la barrière de la langue faite que nos concerts sont plus difficiles à comprendre pour des non-créolophones que pour quelqu’un qui est guadeloupéen, martiniquais, guyanais ou réunionnais. Donc cela nous amène à être dans le didactique, à expliquer ce que l’on fait, contrairement au concert axé sur la musique. Ce qu’on fait finalement, c’est comme une dissertation, il y a une introduction, un développement et une conclusion. Le but c’est qu’au moins quelques prises de position soient comprises.

 

Extended Player : Pouvez-vous nous raconter brièvement votre parcours ? Et vos motivations à faire de la musique ?

L’Homme Paille : À la base, j’ai fait de la musique très tôt. Et finalement quiconque vit sur cette terre est toujours entouré de musique. Je pense que chez nous, en Martinique, c’est encore plus qu’ailleurs pour la simple raison que nous sommes géographiquement dans un bassin à la croisée de plein de choses : salsa, reggae jamaïcain, bèlè martiniquais, gwoka guadeloupéen, soca. Bref, on a toutes les influences. Le matin j’avais aussi du Joe Dassin, du Cloclo et du Aznavour à la maison parce que la France fait aussi partie de notre histoire. Au final j’ai baigné dans toutes ces musiques-là.

Et lorsque le Dancehall est arrivé en Martinique, les DJs qu’ils l’ont apporté avaient une vraie logique interactive. Ils n’étaient pas sur une scène avec un public qui subissait. Ils étaient d’abord dans l’explication, donc il y avait le côté didactique dont je vous parlais. Les chansons qui plaisaient étaient celles qui étaient en lien avec une réalité contemporaine, qui traitaient d’actualité ou qui étaient en lien avec le caractère martiniquais. Cela m’a plus parce que je me sentais partie prenante des spectacles. En gros, un DJ qui chante tout seul sur une scène, c’est ce qu’il y a de plus triste. Quand je dis DJ, ce n’est pas celui qui met de la musique, c’est plutôt un toaster, le lexical est compliqué. Quand j’ai vu mes premiers groupes, il y avait « Vital Sound », « Shabba Ranx ». Cela ne doit pas beaucoup vous parler, mais c’est des gens qui ont été extrêmement importants pour nous. Après les avoir écoutés, je me suis dit que c’était une musique qui me plaisait.

Le côté « développement de son point de vue en musique » me paraissait extraordinaire. J’ai beaucoup écouté Tonton David qui est devenu un ami maintenant. Daddy Nuttea aussi. Ce sont des gens qui, même s’ils n’étaient pas martiniquais, étaient d’emblée dans la même démarche. Ils étaient dans cette logique où il y avait le flow, donc la logique technique, la musique, parce que le reggae c’est forcément musical, et la logique aussi de punchlines, tout ce que les rappeurs nous ont un peu volé. Une punchline c’est le mot qui va blesser au bon moment et la phrase qui va bien tomber. J’ai trouvé cet ensemble-là génialissime. Donc quand j’ai eu la chance de tomber avec une équipe qui faisait un peu de son, cela m’a paru être une évidence, c’est ce que j’avais envie de faire.

Cela a commencé par de petits trucs tout cons. Puis est venu le moment où j’ai réussi à en vivre. Cela fait 13 ans que j’en vis. Et j’ai également la chance de faire autre chose : je suis enseignant.

Au moment ou peut-être j’aurais dû me séparer du public jeune, j’ai compris que mes élèves me rattrapaient assez régulièrement. Ils me font comprendre le pourquoi du comment et les spécificités. Ils ont cette petite gymnastique intellectuelle que les jeunes sont capables de faire, celle qu’en vieillissant on a peut-être un peu moins. Cela fait que j’ai toujours envie de gueuler, de temps en temps, sur les choses qui m’énervent.

 

Extended Player : Vous avez dit, dans une autre interview, qu’être professeur est une source d’inspiration, ce que vous semblez confirmer. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

L’Homme Paille : C’est une source d’inspiration tout bêtement parce qu’on est tous persuadé que notre époque est la meilleure. Toutes les générations sont nostalgiques de leur jeunesse. Les fans de Cloclo sont malheureux que Cloclo ait disparu, les fans de Bob Marley sont malheureux que Bob Marley ait disparu, etc. Et toutes les générations sont persuadées de détenir la vérité.

Ce que j’ai compris avec mes élèves c’est qu’il n’y a pas que L’intelligence, il y a Des intelligences. Eux ont un potentiel qu’on n’imagine même pas, qu’eux-mêmes ne comprennent pas. Par exemple, ils sont capables de jouer avec les outils du net, du marketing viral, mille fois mieux que les vieux. C’est presque inné chez eux. Et ils ont, par exemple, une représentation du bonheur qui est complètement différente de la mienne. C’est une génération qui veut être connue. Être connu est devenu un état maître. Et peu importe comment on devient connu, positivement ou négativement.

Leur renvoyer la pierre est assez simple. On peut se dire « Ils sont différents donc moins bien ». Mais lorsqu’ils m’expliquent les choses, on est responsable de cette différence. C’est les générations précédentes qui ont formaté celles qui arrivent. Je me sens donc pleinement responsable si mon point de vue sur cette époque n’a pas réussi à les toucher, et ne soit pas pérennisé aujourd’hui. Donc ils m’inspirent parce qu’ils me renvoient assez régulièrement à ce qui ne va pas.

 

Extended Player : Dans une interview vous dîtes que les Antilles peuvent devenir un pilier culturel tout comme disparaître pour devenir comme des « Américains bas de gamme ». Pour vous, devenir pilier c’est maîtriser l’histoire et la manière, ainsi quelle est votre méthode pour « créer » de la musique ?

L’Homme Paille : En fait le DJ est une sorte de griot moderne. C’est le mec qui nous partage, avec ses propres mots, des choses qu’il a vues, vécues ou imaginées. Et quelque part la créolité dans sa dimension la plus positive, bien qu’elle soit teintée d’esclavage et d’autres choses, a cette capacité à faire de l’exceptionnel avec pas grand-chose. Dans les mots et les images que l’on va utiliser, on a un lexique qui nous est propre et qu’il faut essayer de pérenniser. Quelqu’un qui est né dans le Lubéron ne parlera pas de la même manière de la vie qu’un Corse, c’est parce que les problématiques et l’environnement sont différents.

C’est extrêmement important. On est dans une société où l’on pense que « lisser » permet d’être plus fort. Moi je pense que le puzzle est forcément fait de pièces différentes. S’il n’y a que des cubes ou des ronds dans un puzzle, il y a forcément un moment où cela ne se touche pas. Donc, je ne suis pas martiniquais contre les autres. Je suis martiniquais avec les autres. Sauf que pour être avec les autres, pour échanger, il faut avoir quelque chose à proposer. Cela sous-entend : définir ce que l’on est culturellement, économiquement, socialement, etc, pour qu’en voyant l’autre on ne voie pas un moyen d’exister, mais un moyen d’être plus fort.

Lorsqu’on a une culture inexistante, face aux États-Unis on se fait écraser. Alors que si on a une culture forte, on voit dans les États-Unis un outil qui va nous permettre de devenir plus forts. Ce qui me fait peur, c’est que notre culture ne soit pas assez forte et que la mondialisation ne soit qu’un puits sans fond dans lequel on va disparaître, ce qui est déjà un peu le cas. Quand on voit, par exemple, l’ampleur que le Trap a prise aux Antilles, c’est une catastrophe. La trap est une musique qui peut être populaire si elle veut, mais elle ne sera jamais positive. Il faut tout de même que cette musique existe, parce qu’il y a eu du rock négatif et qu’il y a forcément des personnes à contre-courant. Mais la Trap music est en train de devenir la référence de toute une génération. Cela prouve bien qu’il y a un désespoir assez profond. C’est encore pire quand on est au beau milieu d’une île et qu’il n’y a aucun moyen de se barrer.

 

Extended Player : Pour vous, « parler puis agir », c’est fermer la boucle. Quelle est votre plus belle expérience à ce sujet ?

L’Homme Paille : Au départ j’ai fait beaucoup de chansons qui m’ont posé pas mal de problèmes, notamment avec les politiciens. Puis, j’ai compris que les mauvaises volontés existent, mais qu’elles sont minoritaires. Les gens qui ne font pas, c’est des gens qui sont totalement dans l’immédiateté, dans l’urgence de leurs tâches, et qui ne prennent pas en compte la dimension secondaire des répercussions de ce qu’ils font. Leur envoyer des pierres c’est comme envoyer des pierres à quelqu’un qui ne voit pas devant lui. En fait, il les reçoit dans la gueule, mais il est incapable de savoir d’où elles viennent et pourquoi elles arrivent. Donc l’idée a été d’arrêter de le faire gratuitement. J’ai commencé à enseigner pour cette raison.

On est tous conscients qu’on ne peut pas révolutionner une société en chantant des chansons et croire que les gens se réveilleront le lendemain en pensant différemment. Par contre, essayer de trouver dans chaque classe, trois ou quatre révolutionnaires qui tôt ou tard feront passez LE message, ou LEUR message, et choisiront à leur tour trois ou quatre autres personnes, est une idée qui me parait réaliste. C’est opter pour l’effet boule de neige. C’est vraiment pour cela que j’ai commencé à enseigner.

Et quand je rencontre des élèves à moi qui sont revenus en Martinique, ce qui est plutôt rare puisque d’habitude les Antillais ne reviennent pas ou peu, et qui souhaitent appliquer pour la Martinique ce qu’ils ont appris ailleurs, je suis content. Je me dis qu’ils ont intégré le monde dans leur façon de fonctionner. Ils s’en servent. Ils ne subissent pas le monde. Ils ne fuient pas leur île en disant « c’est tout petit et il n’y a rien à y faire ». Non, ils reviennent pour dépasser les problématiques géo-démographiques de la Martinique, pour en faire quelque chose d’extraordinaire avec ce qu’ils ont appris. Ça, c’est peut-être la colonne vertébrale de mon message.

 

Extended Player : Votre dernier EP se nomme « Retour de Flamme » pouvez-vous nous en parler et choisir une chanson puis nous parler d’elle ?

L’Homme Paille : J’ai arrêté d’écrire pendant deux ans et demi. Je suis parti dans complètement autre chose. J’ai passé mon monitorat d’équitation, je suis devenu moniteur d’équitation.

Pendant ces deux ans et demi, je me suis tu parce que je n’avais rien à dire. Mais c’était nécessaire parce que, quand on fait de la musique, en général les gens qui viennent nous parler sont conquis. Personne ne vient nous dire « tu fais de la merde », alors que ce serait nécessaire plein de fois. Donc à force d’entendre ce son de cloche-là on finit par perdre le lien avec la réalité.

Je suis donc allé pendant deux ans et demi nettoyer du crottin et faire du cheval pendant 10 heures par jours. Lorsque je suis revenu à la musique, car c’est une passion assez forte, j’avais deux problématiques. La première était que le temps avait passé et des gens avaient pris ma place. Il fallait que je me remette dans une sorte de « game ». Ce n’était pas forcément mon délire, mais c’était nécessaire. Et il fallait faire cela, tout en continuant à faire ce que j’aime. Donc, en gros, la problématique de cet EP c’était à la fois de faire des chansons ludiques pour le grand public, tout en ayant des chansons qui aillent chercher les gens et les mettent en position d’inconfort.

On a une chanson comme cela qui s’appelle « Violence verbale », avec comme phrase clé « Pourquoi quand l’Amérique va chier, nos radios ont la bouche pleine ? ». Je savais que les radios n’allaient pas apprécier, mais que c’était nécessaire. En tout cas à mon échelle ça l’était. C’est grave de penser que parce que c’est américain c’est mieux, ou parce que ça marche aux états unis c’est mieux. Penser comme ça, c’est refuser le combat, mais c’est aussi penser que dans un territoire comme le nôtre, ou dans un petit bled paumé, il n’y a pas de génie. Mozart n’est pas forcement né au bon endroit, mais la musique a fait qu’il était au bon endroit au bon moment.

Aujourd’hui on est dans une sorte de géopolitisation de la culture. C’est comme s’il y avait trois ou quatre pôles culturels dans le monde et que toutes les petites cultures qui ne sont pas assez imposantes étaient vouées à disparaître. Et malheureusement, les outils de notre propre culture, c’est-à-dire nos radios, nos sites internet, sont assez lâches pour faire pareil. C’est suicidaire et cela me dérange.

Donc cette chanson m’a valu pas mal de problèmes. Elle a été contrebalancée avec des chansons plus populaires ou plus légères. Cela permet de voir une certaine ambiguïté dans la position que les médias ont avec moi.  Je ne suis pas sûr qu’ils m’apprécient, et je peux le comprendre, mais en même temps, tant que je reste productif, je suis nécessaire. Cela veut aussi dire que je suis un petit peu mon propre ennemi dans le sens où lorsque je serai moins productif, ils seront très à l’aise avec le fait de m’oublier.

 

Extended Player : Des actualités à venir ?

L’Homme Paille : On est sur le troisième album. Enfin, avec le Best-of cela fait quatre. Le troisième album inédit.

Et, comme mon but a toujours été de faire des tournées live, on a un groupe qui tourne pas mal, plutôt bien même. Sur scène, c’est une musique qui est assez particulière. Je fais le show, je mets du Nirvana, du Claude François, du Jean-Philippe Martini, etc. C’est un truc qui part un peu dans tous les sens. Le but est de s’amuser, mais de faire danser et de faire penser.

Je suis souvent sollicité pour des show-cases, par des boites de nuit ou pour des soirées communautaires. Donc souvent je me déplace seul. Mon grand regret c’est de ne pas pouvoir faire de réel concert et me déplacer avec tout mon groupe. Donc le projet c’est que ces concerts deviennent la colonne vertébrale de mes activités, c’est le prochain cheval de bataille.

 

Extended Player : Que pensez-vous du Babel Med Music ?

L’Homme Paille : Je suis extrêmement content d’être là. De ce que j’ai vu hier, en termes de cadre et de professionnalisation, c’est quand même pas mal ! On a eu des discussions avec des gens intéressants donc c’est la preuve qu’en restant enfermé sur soi on a très peu de chance d’y arriver.

Et puis, qu’on le veuille ou non, c’est quand même extraordinaire de chanter face à un public qui n’est pas conquis. C’est une bouffée d’Oxygène d’avoir des gens qui ne viennent pas avec des a priori positifs ou négatifs. Les gens viennent écouter de la musique et c’est tout. Hier je suis allé voir un groupe, j’y suis allé en tant que public, sans a priori, je voulais juste entendre. Finalement je me suis retrouvé pris au jeu, à danser et à chanter avec les gens. Je pense que c’est la quintessence même de ce que l’on peut faire sur scène : prendre des gens qui n’étaient pas dans le délire et les amener dans le délire c’est juste wouah !

 

ExtendedPlayer remercie l’Homme Paille et l’équipe du Dock des Suds et du BabelMed pour cette interview.

L’Homme Paille a réussi sa quintessence, tous les présents au concert se sont laissés embarquer par l’ambiance ! Le retour en images :

CET ARTICLE A ÉTÉ RÉDIGÉ PAR :

Léa Sapolin
Rédactrice en chef adjointe et webmaster d'Extended Player. Amoureuse du rap français et des bonnes punchlines, je pilote la section rap du mag depuis que j’ai 11 ans (oui, déjà !). En parallèle, je suis communicante freelance et chef de projet web, avec une expertise en e-commerce. Toujours connectée, toujours à l'affût des sons qui parlent et qui touchent !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *